Dernier jour 11h12

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Deutsche Presse-Agentur, Francfort, aujourd'hui, 10h55. Le porte-parole de FMK AG, numéro deux du secteur des propulseurs pour engins spatiaux, confirme la création d'une nouvelle unité de production géante sur son site dans le sud de Francfort. Cette nouvelle unité devrait employer 300 personnes et plus de 5000 robots du dernier cri à la production en très grande série de moteurs plasmatiques ultra-miniaturisés de quatrième génération.

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Avant de quitter la voiture qu'elle avait garée à quelques enjambées du bar, Ada ouvrit la boîte à gants et considéra quelques secondes le petit automatique que Lise lui avait confié, tiraillée par un tourbillon d'idées contradictoires. Le quartier était louche, le bar était louche, Michael l'avait prévenue que l'homme était louche. Une dernière course, avait-il dit. Mais, la plus importante : récupérer une carte de souscription pour un accès large bande au réseau. Une carte intraçable, sans doute volée à un lot destiné à une grande entreprise. Ada soupira. Elle ne pouvait pas manquer ce coup-là, ni aller trouver la police si la transaction tournait mal, ce qui faisait pencher la balance du côté de l'option que cette arme puisse lui être utile dans l'éventualité que la rencontre du dénommé Loulou tournât mal. D'un autre côté, si l'engin était aussi redoutable qu'il en avait l'apparence, du fait de sa densité et de la qualité de sa finition, il ne s'agissait ni d'un jouet ni d'une mauvaise copie pour banlieusard en mal de réconfort, mais bien d'une arme conçue pour tuer et, donc, s'en servir risquait d'aggraver la nature des faits que la justice pouvait lui reprocher. Au bout du compte, elle prit sa décision en deux temps. Elle commença par déballer le pistolet. Une fois dans sa main droite, sa main dominante, elle trouva qu'il y tenait bien. Elle le manipula quelques secondes, trouva le cran de sûreté. Puis elle laissa l'arme reposer dans l'autre main et le regarda en réfléchissant à ce qui pouvait mal tourner dans ce bar, et sur les nombreuses façons dont l'apparition de cette arme dans sa main pouvait résoudre ou au contraire envenimer la situation, sur l'infinité vertigineuse des possibles que pouvait faire naître l'irruption d'un élément nouveau de ce calibre, ah ah ah... La seule bonne nouvelle était que dans un endroit comme le Zanzibar, il n'y avait pas de vidéo, et la direction n'aimait pas faire appel aux forces de l'ordre. On y prenait rendez-vous pour ces raisons-là, quand on avait des affaires troubles à régler. Ada haussa mentalement les épaules. Rentrant le ventre, elle glissa expérimentalement le Smith & Wesson en composite dans son short. Elle frissonna, plus par nervosité que par le froid du contact. Elle se souvint avoir lu qu'il n'était pas exceptionnel qu'une arme cachée à cet endroit échappe au contrôle de son manipulateur et qu'un coup parte dans les parties génitales ou dans la cuisse. Avec l'artère fémorale dans le secteur, c'était moins le ridicule que la morgue qui guettait les imprudents. Enfin, se dit-elle, de toute façon, une arme à feu chargée représentait un risque élevé. Avant de refermer la boîte à gants, elle compta son argent et n'en garda que quarante mille euros. C'était une somme énorme pour quelques heures d'accès au réseau. Elle cacha ce qui restait sous le siège. Il fallait qu'il en reste s'ils voulaient avoir une chance de survivre dans les jours à venir. Loulou était un petit gros vulgaire et d'un air méchant, malgré un visage poupin qui aurait pu paraître angélique s'il n'avait pas porté cette expression dure et sournoise, une caricature parfaite d'homme qui a basé son activité sur sa réputation, et sa réputation au minimum sur son apparence. La serveuse derrière le bar à qui Ada avait demandé qui était Loulou, l'avait désigné d'un coup de menton, mais Ada l'aurait trouvé toute seule, car le bar était vide et Loulou avait tout à fait la tronche de l'emploi. Ada prit une respiration profonde et s'approcha. Il l'attendait, attablé devant une bière vide, il jouait avec un petit emballage transparent et rigide, qu'il cognait sur la table à petits coups secs. Il fit à Ada un sourire artificiel au propre comme au figuré, c'est à dire au summum de la vacuité conviviale, et qui montrait deux rangées d'implants éclatants de blancheur. Elle vint s'asseoir devant lui, sur le bord de la chaise qu'elle avait reculée à buter dans la rangée opposée.

— On m'a prévenu, fit-il, je l'ai là.

Il posa la petite boîte translucide à mi-chemin devant Ada, qui hocha la tête.

« C'est soixante milles, ajouta-t-il et Ada cilla. Elle se demanda pourquoi elle n'avait pas apporté tout l'argent, mais de toute façon, il ne restait pas autant. Elle regardait l'homme à la dérobée, elle observait le reste du bar, le couple dans le fond, les deux poivrots accoudés au zinc. Elle glissa sa main dans sa poche et posa l'argent sur la table à côté du butin. Il lui fallut s'y reprendre à trois fois. Loulou passa avec soin sa montre au dessus des puces. Il pencha la tête avec un petit sourire méchant, comme s'il se réjouissait d'avance du conflit.

« Ça fait pas le compte.

Ada hocha la tête, elle réfléchissait. En fait, elle tentait d'utiliser sa meilleure ressource, mais elle ne parvenait à trouver aucune substance pour faire tourner la machine, et cette absence de grain à moudre la laissait désemparée sur toute la ligne. Elle avait beau tourner et retourner les paramètres de la situation dans ses méninges, elle ne voyait aucune autre porte de sortie que de forcer le dénommé Loulou à accepter la transaction avec une grosse ristourne. Elle dit :

— On m'avait dit quarante.

Mais, en le disant, elle sentit qu'elle n'avait pas utilisé le bon ton. Elle le regarda, en essayant d'oublier son dégoût, pour se concentrer sur cet adversaire, mais se concentrer sur quoi au juste ? Elle savait qu'elle n'était pas dans son domaine. Cela la rendait nerveuse, et comme l'autre le sentait, sa position s'en trouvait encore affaiblie. Il lui sourit et vint mettre sa grosse main poilue sur la petite boîte et son précieux contenu. Elle sentit un picotement sur sa nuque. Le regard au-dessus du sourire d'urinoir de luxe s'était focalisé sur quelque chose derrière elle. Elle se recula dans la chaise en se tournant, et elle aperçut l'acolyte qui s'approchait. Il avait un style en tous points similaire à son patron, en plus grand, en plus fort.

« Mignonne, tu vas nous donner la totalité tout de suite, fit très bas Loulou.

Ada se mit à trembler, son regard allait de l'un vers l'autre.

« Ou alors, on va se faire un plaisir d'aller le chercher nous même.

Elle comprit qu'elle avait fait une erreur tactique dramatique et pourtant si prévisible, en lui laissant croire qu'elle disposait de plus que ce qu'elle avait mis sur la table. Un accès de panique la fit frissonner. Les yeux aux paupières bouffies de Loulou enregistrèrent sa peur par un petit cillement de jouissance. Ada descendit sa main droite vers son short, mais au lieu de la fourrer dans une poche, elle rentra son ventre et alla pécher l'automatique qui attendait au chaud contre son pubis. Elle le sortit sans précipitation, venant dans le même geste de la main gauche retirer le cran de sûreté. Elle posa sur ses genoux ses deux mains et l'arme qui à sa grande surprise y nichait résolument, comme une extension nouvelle de sa volonté à prendre le butin et à sortir du bar. Loulou eut un haussement de sourcil incontrôlé. Son acolyte fit même un demi-pas en arrière. Ada avala sa salive et plongea son regard dans celui de Loulou. Elle voulait qu'il puisse y lire une détermination absolue. Elle dit distinctement, sa voix tremblait, mais elle espéra qu'il était impossible de savoir si c'était de la peur ou de la rage.

— Je vais ressortir d'ici avec ce que je suis venue chercher, et vous allez garder ce que j'ai posé sur la table.

Elle eut conscience d'avoir marqué un point, car il s'écarta avec prudence en laissant tout sur la table. Mais il n'avait pas l'air d'avoir cédé. Il la jaugeait. Il secoua la tête.

— Non, non, non, fit-il avec indolence avant de conclure d'un ton sec : Tu ne me fais pas peur avec ton machin. Allez, aboule l'oseille !

Ada prit une grande respiration. Elle mit son visage de poker et se leva, la chaise grinça au sol. Elle tenait l'arme devant son sexe à demi cachée derrière l'autre main. Elle vit le regard de la serveuse, son visage qui s'assombrissait et se durcissait. Elle cacha l'arme derrière sa fesse droite. Il y eut un flottement. Avec une vivacité qui la stupéfia, elle se pencha et de sa main gauche, sa mauvaise main, elle attrapa habilement la petite boîte. Elle recula tandis que d'un geste rageur les mains de Loulou surgissaient en vain. L'acolyte sur sa gauche fit un pas en avant, elle leva avec détermination l'arme en diagonale de son bras tendu vers le bas-ventre du malabar qui s'arrêta net. Loulou fit comme un rire gras :

— Ah ah. P'tite conne.

Il se leva et ramassa l'argent, puis il fit un signe à l'autre d'approcher. Et l'imbécile obéit comme un toutou bien dressé, sans lâcher des yeux l'arme pointée sur sa virilité. Ada comprit qu'ils pensaient qu'elle n'allait pas oser se servir de l'arme, ou que celle-ci était factice. Ou en tout cas, Loulou pensait cela et l'autre ne pensait pas. Alors, elle se tourna vers son adversaire silencieux qui approchait et elle pointa l'arme un peu à gauche de ses genoux. Elle eut le temps de penser qu'il n'y avait personne pour prendre une balle perdue derrière lui. Elle tira. La détonation fut assourdissante. Il y eut un bruit de verre brisé qui tombait au bout du bar. La balle avait ricoché à gauche et terminé sa trajectoire dans les bouteilles d'alcool sur l'étagère, avec une marge de sécurité qu'Ada trouva satisfaisante. En même temps, elle se demanda comment elle pouvait penser cela, elle qui n'avait jamais utilisé une arme à feu, même en simulation, ni fait un calcul pour un phénomène de ce type auparavant. Elle conjectura que son intuition pour la balistique était égale à celle qu'elle possédait pour quelques domaines dont elle découvrait l'existence chaque fois avec la même surprise : furieusement flamboyante. La cliente du fond poussa un cri strident qu'elle interrompit aussi vite qu'elle avait crié à retardement. Ada regarda vers la sortie. Il fallait passer devant le bar derrière lequel la serveuse avait plongé. Le visage du grand gars s'était décomposé, mais, au lieu de s'écarter pour lui laisser la voie libre, il serra la mâchoire. Il lui fit une grimace méchante et s'élança sur elle en levant les mains. Elle lui tira une balle dans la cuisse. Il s'effondra avec un cri rauque, face contre le sol, avant de rouler sur le dos, les mains sur sa blessure. Il gémissait entre ses dents serrées. Elle vit Loulou esquisser un mouvement, elle le braqua pour l'immobiliser. Elle partit à reculons. Quand la porte claqua derrière elle, elle parvint à se retenir de courir vers la voiture. Le petit pistolet lui semblait brûler sa main tremblante. Il y avait une poubelle publique juste à côté de la voiture. Elle vérifia qu'ils le l'avaient pas suivie. Elle y jeta l'arme d'un geste qu'elle espéra discret, avant de se mettre au volant, de chercher avec fébrilité la commande de verrouillage des portières, et de démarrer. Elle tourna deux fois au hasard aux coins de rues qu'elle ne connaissait pas, sans cesser de regarder derrière. Puis elle continua à rouler vers le sud, au jugé. La pluie était toujours aussi intense. Elle fut bloquée par un bouchon en bas de la pente, des voitures hésitaient à passer la rue en bas qui était inondée. Elle en profita pour tester son butin en l'insérant dans son téléphone. La carte fonctionnait ! Elle se mit à rire. Soulagement et joie. Elle pensa que Michael pouvait être fier d'elle.